2022 en bouquins

Je n'ai jamais lu de Goncourt et voici que deux atterrissent dans ce top 10. Et il faut dire que L'anomalie est de nature à débroussailler l'image parfois vieillote de ce fameux prix. Sans s'encombrer d'une justification, l'auteur utilise un événement extraordinaire — dont il faut préserver la surprise — pour concevoir une œuvre inclassable et une astucieuse analyse des êtres humains embarqués dans cette histoire. La collision des genres littéraires est captivante.

Une fois passés les fantasmes, les peurs, les utopies, que fait-on face à la crise climatique ? Ici, rien que du concret : un plan d'action sur cinq ans pour aligner l'ensemble de la société française avec les immenses enjeux qui se dressent devant elle. Mené par des dizaines de spécialistes, ce travail est impressionnant et sa restitution très pédagogique. Oui, agir concrètement est possible : mais il faut plus que des mots. Il faut un plan, et en voici un exemple remarquable.

Le voyage intime d'une infirmière en maison de retraite qui voit partir, semaines après semaines, les personnes avec qui elle se lie. Faut-il garder ses distances avec la mort, s'en défier, jouer avec elle ? La bande dessinée émouvante de l'année.

Quel étrange poète est Yoshiharu Tsuge. Ses courts mangas ne répondent en rien aux codes occidentaux, et l'on est parfois bien en difficulté pour en faire émerger du sens. Mais si l'on abandonne cette recherche, il s'en dégage une atmosphère d'inquiétante banalité qui m'a profondément marqué. Révolutionnaire à son époque, le style de Tsuge est inimitable et semble n'avoir rien perdu de sa subversivité.

La notion scienfitique de qualia est passionnante : quel effet cela fait-il d'être autre chose, de ressentir autre chose que ce que l'on ressent soi-même ? Ce roman est certes un thriller animalier, mais bien au-delà, il s'agit d'une expérience de pensée fascinante pour mettre le lecteur à la place d'une fourmi, avec le minimum d'anthropomorphisme nécessaire. L'objectif est fou, et impossible : nous ne saurons jamais ce que ressent une fourmi. Et pourtant, ce livre permet de ressentir... autre chose.

Un grand classique doublement historique : situé durant la Grande Dépression des années trente, d'une part, et écrit en 1960, période charnière pour les droits des afro-américains. C'est à travers les yeux d'une petite fille ingénue — qui insuffle beaucoup d'humour à ce lourd sujet — que l'autrice nous raconte le tumulte grandissant lorsque son père, avocat, est amené à défendre un noir accusé de viol. Harper Lee ne publiera rien d'autre pendant 55 ans : mais qu'ajouter quand on a tout dit ?

Certains romans semblent capables de remettre en perspective votre vision de l'humanité. L'auteur chinois Liu Cixin aborde ici l'un des sujets phares de la science-fiction, mais par un prisme d'une originalité étourdissante. Bien que ce tour de force puisse être lu indépendamment, il est augmenté par deux autres chef-d'œuvres, formant, parmi ce que j'ai pu lire, la plus incroyable des sagas de science-fiction du XXI^e siècle. La science-fiction, c'est la vie, littéralement.

J'ai rarement vu un dessin si expressif : la honte, la transgression, la frustration, c'est une myriade de sentiments que l'autrice restitue de façon absolument hilarante (ces visages...), mais aussi avec une totale sincérité. Deux tomes autobiographiques racontent une enfance puis une adolescence dans l'ombre de « la chose » qui ne doit pas être nommée. On imagine un certain exutoire à l'écriture et on le partage à la lecture. Une expérience jouissive à ne pas rater.

Aux États-Unis, une jeune femme se met à marcher, droit devant elle, sans but apparent. Elle sera bientôt rejointe par des dizaines, des centaines et des milliers d'autres somnambules. Les « livres à concept » sont périlleux, surtout lorsqu'ils font plus de mille pages. Mais ce récit épique ne cesse jamais de se renouveler, et les rebondissements m'auront tenu en haleine jusqu'à la toute fin. Ajoutez à cela de glaçantes résonnances avec l'actualité récente, et voici un livre captivant.

Le roman qui a permis à Romain Gary, publiant sous le pseudonyme Émile Ajar, d'être le seul auteur à recevoir le prix Goncourt à deux reprises, le bougre. Et il ne l'a pas volé : son écriture est déchirante de vérité et vous brisera le cœur à chaque coin de page. L'auteur parvient à se mettre à la place d'un jeune garçon arabe s'occupant d'une vieille dame juive, et semble ré-inventer l'art de la narration constamment.